Aménagement de l’espace,
        toutes les
     opinions comptent

Par Carin Smuts
Architecte, fondatrice du CS Studio Architects

Tribune en partenariat avec Libération

 

 

« Les villes d’Afrique du Sud sont issues d’influences coloniales conjuguées à l’urbanisme de l’apartheid, d’où l’importance d’associer aujourd’hui leurs usagers à la poursuite de leur développement plutôt que de reproduire les principes caractéristiques du passé.

 

A l’échelle locale, nous avons travaillé dans des townships à la périphérie de la ville, où la plupart des habitants avaient été contraints de s’établir sous l’apartheid. En associant les futurs utilisateurs et les riverains à la conception et à la construction de leurs espaces de vie, notre travail a gagné en impact. Ces lieux dynamiques améliorent nettement la qualité de l’environnement urbain. Dans cette Afrique riche de lieux historiques tels que les ruines du Grand Zimbabwe, les villages traditionnels Venda, Ndebele, Xhosa et d’autres encore, nos interlocuteurs emploient volontiers le mot «village» en parlant de l’aménagement de leur propre espace. Leurs préoccupations s’articulent souvent autour de problématiques de sécurité, d’activité économique, de coût de la vie, de pérennité et de bien-être. Invités dans une démarche participative, ils proposent des idées et des solutions incroyables à des problèmes souvent insoupçonnés ou négligés. Selon notre expérience, ce sont les personnes les plus inattendues qui formulent les solutions les mieux adaptées. Aussi, nous revendiquons que toutes les opinions comptent.

 

Les villes doivent être conçues pour accueillir la diversité.

 

Un bel exemple a été donné lorsque la femme de ménage et cuisinière d’un centre communautaire a demandé que la cuisine soit placée au milieu de l’enceinte du centre pour qu’elle puisse observer à la fois les allées et venues dans le lieu et les enfants jouant dans la cour, assurant en même temps la surveillance et la sécurité. Etant l’employée la moins rémunérée, elle a précisé qu’elle avait rarement le luxe de s’offrir des heures de loisirs et passait l’essentiel de son temps à travailler au centre – d’où la nécessité de veiller à ce que tout se passe bien, même en étant la seule adulte sur place.

 

Aussi, lors d’un projet en Suède faisant intervenir 16 migrants de 16 pays différents, chacun était invité à exprimer son rêve le plus cher. Les femmes ont imaginé un restaurant où elles prépareraient leurs plats traditionnels et découvriraient les cultures des unes et des autres. C’est là encore une brillante démonstration pour les architectes et urbanistes : les villes doivent être conçues pour accueillir la diversité. Par ces anecdotes, nous voyons comment nous pouvons construire des villes qui nous ressemblent un peu plus.

 

Prendre en compte la parole des futurs usagers et résidents

 

A l’échelle mondiale, les migrations influent sur l’évolution des villes. Bien souvent, nous travaillons en ville sans y habiter. Les travailleurs urbains sont généralement des résidents périurbains qui se rendent en ville par les transports publics, passant plusieurs heures chaque jour à faire le trajet dans les deux sens. L’inégalité est une problématique majeure de l’urbanisme contemporain. A une plus large échelle, il faudrait entièrement repenser les villes pour prendre en compte la complexité des êtres humains et la diversité des besoins des travailleurs pendulaires. Cette approche nécessiterait une véritable politique d’urbanisme.

 

Ce fut le cas en 1994 en Afrique du Sud, quand Nelson Mandela a instauré le Programme de reconstruction et de développement (RDP) dans le cadre d’une stratégie axée sur les personnes. Cette politique demandait aux acteurs de collaborer à tous les niveaux, faisant de l’urbanisme une démarche collective, tant dans la planification que dans la recherche de solutions. Le programme s’appuyait sur six principes constituant «la base de sa démarche économique et politique» (1) dont l’objectif primordial était de promouvoir le développement de l’Afrique du Sud tout en renforçant et en accélérant le progrès social et l’évolution politique. Le RDP a permis l’émergence d’environnements urbains dynamiques, car tous les acteurs étaient tenus de travailler les uns avec les autres. C’est ainsi que naquirent des espaces urbains qui nous ressemblaient davantage.

 

Cependant, en 1996, une nouvelle politique macro-économique intitulée Croissance, Emploi et Redistribution – GEAR (2) – a été mise en place, axée principalement sur la compétitivité, la croissance, la création d’emplois associés à des initiatives en faveur des classes les plus pauvres et la garantie d’un environnement sécurisé (3). Dans cette démarche, la société civile n’avait plus voix au chapitre. Ceci est bien dommage, puisque, comme nous l’avons vu, la qualité des espaces urbains se trouve améliorée quand la parole des futurs usagers et résidents est prise en compte et que des solutions inattendues s’offrent aux concepteurs, émergeant des communautés habitantes.»

 

Carin Smuts

 

(1) African National Congress (ANC). 1994. The Reconstruction and Development Programme : A policy framework. Johannesburg : Umanyano.

(2) Le Roux, Pieter. 1997. The Growth, Employment and Redistribution Strategy (GEAR) : Critical Discussion, Africanus 27 (2).

(3) Lyons, M. Smuts, C. and Stephens, A. 2001.

 


 

Cette tribune a été réalisée en partenariat avec Libération dans le cadre du « RDV à Bordeaux! », manifestation organisée par le Fonds de dotation Quartus pour l’architecture, conçue avec Fanny Léglise autour de la fabrique collective de la ville.